Décalquer des photos : pourquoi c'est mal, pourquoi je le fais.

Permettez-moi d'expliquer le thème de l'article à l'éventuelle personne qui débarquerait totalement : 

L'idée de la technique du décalque est de récupérer les grandes lignes d'une photo ou d'un dessin en dessinant directement par dessus. C'est assez facile si vous avez du papier calque, une table lumineuse, ou si vous êtes sur un logiciel de dessin comme le propriétaire Photoshop ou le libre GIMP. C'est même encore plus facile si vous suivez un tutoriel comme celui-ci où le logiciel le fait pour vous.



Pour vous donner un exemple, prenez ce hibou dessiné, trouvé sur cette page :

Regardez comme il a une bonne tête d'oiseau
En utilisant un logiciel de dessin sur ordinateur (qui n'est aucun de ceux que je vous ai mentionnés : à l'époque j'utilisais celui-ci, parce que j'aime souffrir sur des logiciels pas adaptés à mes usages), j'ai pu dessiner par dessus un recopiage de ses traits.

Ouiii bonjour je suis le recopiage
Le processus est identique pour les photos même s'il requière parfois un tout petit peu plus d'imagination. Prenez cette chouette, trouvée sur cette page :

Cette bouille trop mignonne de chouette.
Recopiage :
Oh. Euh. Pas mignon.
J'ai aussi décalqué des dieux grecs et égyptiens avec ce même trait malhabile.


Voilà, c'est tout choupi, c'est tout cool.

Mais je ne peux pas m'empêcher de penser que ce n'est pas très pratique, et pas très éthique.



La technique

Dessiner demande de la technique. En parallèle avec l'apprentissage de la technique, la pratique permet de développer son propre style, sa propre stylisation puisque tout dessin n'a pas vocation à être photoréaliste et ce pour une bonne raison.

La réalité est mouvante. La réalité crée des poses étranges si vous filmez quelqu'un et que vous regardez le résultat image par image. Oh, vous trouverez bien LA bonne image sur les vingt-quatre images par seconde ; et sur quels critères choisirez-vous cette bonne image ? Est-ce qu'elle donne l'impression que vous souhaitez, est-ce qu'elle communique ce que vous voulez ; est-ce que ce sourire fait vrai, est-ce que ce bras ne cache pas ce visage.

Cette composition est beaucoup plus importante que le photoréalisme. Cette façon qu'on a de lire des mouvements, des positions de différents points dans l'espace plutôt qu'un volume entier de corps nous permet de lire des webcomics comme XKCD en acceptant que ces traits dessinés sont des personnages.

En décalquant une photo, la stylisation ne peut pas avoir lieu et la composition est figée (par le photographe. Qui peut être vous, remarquez !). Ce sont quand même de sacrés bâtons dans les roues.

Et en décalquant un dessin, vous empruntez le style et la composition décidées par cette autre personne. (Étant donné que je parle de ma pratique du décalque, nous n'allons pas envisager le cas de figure où vous vous décalquez vous-même.)

Est-ce que ce décalque est une œuvre indépendante ?

Si le dessin de hibou n'est pas sous une licence libre, est-ce que je peux tranquillement mettre mon décalque sous licence libre ?

Si j'aime le travail d'un artiste, que je lui demande une œuvre précise, qu'il me répond "C'est 3€ la commande" et que je lui rétorque "Puisque c'est comme ça, je vais juste décalquer un des dessins de ton blog et le colorier comme je veux", est-ce que ça fait de moi une saleté ?

Si je prends des artworks officiels ou des fan-arts d'un jeu vidéo et que je les décalque pour les colorier en low poly, est-ce que c'est OK de les vendre en convention ?

Décalquer n'est qu'une technique. Mais cette technique est contraignante : elle contraint se baser sur un modèle, à le copier. Mon opinion est que ça fait de mes décalques des copies et qu'ils devraient être limités par les limitations qu'on donne à la copie.

Si à ce stade vous avez compris que je ne vais parler que de mon nombril et que vous voulez ouvrir votre réflexion au monde extérieur à mon nombril, je vous dirige vers cet article qui parle très rapidement et de façon intéressante du décalque comme technique pour les professionnels et les gens qui apprennent le dessin.


Le plus beau lapin du monde

J'ai commencé à décalquer sur ordinateur parce que :
- Je n'ai aucune technique picturale
- Ça me permettait de faire quelque chose d'amusant et facile (j'aime faire des choses amusantes et faciles et c'est encore mieux si elles sont gratuites)
- Je voulais arrêter d'utiliser des photographies non-libres de droit pour mes divers besoins d'illustration.

L'exemple le plus flagrant, c'est celui de Monsieur Lapin. Qui, au commencement, était cette photo :
Puis il est devenu cette photo hyper retouchée :
A l'époque je me disais "eh, les retouches photo font de ce lapin un tout autre lapin : c'est donc bien le mien, et je n'ai pas de compte à rendre au propriétaire de la photo".

Puis j'ai changé d'avis. Pas sous l'impulsion du propriétaire de la photo : j'ai été en coloc avec deux artistes et lu des textes de personnes pratiquant les arts graphiques et décrivant la situation du métier et du milieu, et j'ai arrêté de croire qu'en saturant une couleur et qu'en recadrant une image on la transformait en la sienne. Alors j'ai décalqué avec plusieurs nuances de pixels violets, sur GIMP, ce lapin-ci :
Au lieu d'être une photo piquée, il est copié sur une photo piquée. Je trouve ça un poil (de lapin) plus éthique, sachant qu'il me sert d'illustration permanente. (Enfin, quand il sera revenu de vacances.)

Non mais même, on parle du plus beau lapin du monde, voler son image... ça ne se fait pas.

Ah vous ne me croyez pas ? Regardez ce que donne la recherche d'image inversée :

Et ouais.

Cette copie, en tout cas, est utilisée ici, parfois sur Facebook, parfois sur Twitter. Je ne la vends pas, je n'utilise pas l'image du plus beau lapin du monde pour engranger des revenus de la publicité, donc mon sens éthique personnel a fait la paix avec le concept de Monsieur Lapin.


Man looking down

Actuellement je suis en train de bricoler une couverture pour un fichier un peu épais que j'ai envie de vous transmettre en PDF et en ePub. Je me suis dit que c'était l'occasion d'être fancy, vous voyez.

A cette fin, j'ai décalqué un visage. Ce visage :

Ma recherche Google était "man looking down".
Cette image est de toute évidence (merci la watermark) non-libre de droits. J'en ai fait un décalque sommaire que voici :
 
Je n'ai pas besoin de vous pointer les maladresses et les erreurs sur ce décalque parce que vous avez des yeux. En bossant sur ce tracé, j'ai sorti ça :


Encore une fois, vous avez des yeux et moi aucun talent. Ce visage d'homme qui regarde vers le bas (encore reconnaissable, je ne sais pas si je dois être contente de mon décalque ou pas du coup) se retrouve en plein milieu de la "couverture" finale :

La bonne nouvelle, c'est que ce texte est gratuit.
Non, je ne vais pas vous payer pour le télécharger malgré sa couverture. J'ai une dignité.
Et je me pose la question : le fichier en question a beau avoir vocation à rester gratuit (donc à ne pas me rapporter de revenus), la copie a beau être planquée derrière trois filtres, est-ce que je dois des sous au site de stock photos ?

Si je décide que oui et que je ne peux pas me le permettre, que je prends une photo en demandant à mon modèle de copier la pose du mannequin et que je refais mon décalque à partir de cette photo, est-ce que j'ai préservé l'éthique ?



Mais si tu ne sais pas dessiner (ni composer une image, parce que ta couverture, urgh), pourquoi ne pas embaucher un illustrateur au lieu de décalquer et de te torturer la tête sur l'éthique du décalque ?

Je n'ai pas prévu de budget sur mon RSA potentiel pour embaucher un artiste dans le cadre de mon hobby.

Je n'ai même pas envie d'aller démarcher "un artiste débutant pour lui faire de l'entraînement et de la visibilité", tout simplement parce que je considère qu'il existe une différence entre mes écrits ou mes articles, qui sont entièrement décidés par moi-même, et les dessins d'un artiste à qui je demanderais des choses précises, qui sont des travaux commandés.

Tiens, je ne sais pas pourquoi, ça me rappelle un fait amusant : en droit français, si vous donnez des ordres à un employé qui n'est pas le vôtre en l'absence d'un contrat vous liant, vous l'embauchez en CDI magique fantôme. S'il peut prouver qu'il a travaillé, pour vous, sous vos ordres, ce CDI magique fantôme peut être transformé en vrai CDI.

C'est une jolie chose qui existe et qui permet par exemple au directeur d'une usine de ne PAS donner d'ordres au maçon qui refait le mur extérieur, tout simplement parce que ce n'est pas SON employé : la procédure, s'il n'est pas content, est de prendre contact avec l'entreprise de travaux à qui il a commandé un mur, et qui a dépêché un maçon. Si le directeur de l'usine va directement engueuler le maçon, patatras, CDI magique fantôme parce que le droit français ne déconne avec le petit-chefisme. (Dans ce seul cas précis.)
Pour me répéter, non, je n'ai pas envie d'aller démarcher un artiste et de lui commander un dessin gratuit en lui donnant un cahier des charges précis, au prétexte que mes textes sont gratuits et que "dessin gratuit, texte gratuit, du pareil au même". (Ceci n'est pas une critique des gens qui ont trouvé un artiste qui a accepté de leur faire des dessins gratuits. Tant mieux pour vous.)

Je me contente donc d'exploiter mes faibles capacités, en essayant de faire le moins de faux pas possibles et en négociant mes limites.

Une de ces limites, c'est la gratuité : si jamais un jour je sors en auto-édition un bouquin que je vends - 2€, 5€, 8€, peu importe - : zéro décalque. Ce n'est pas la mort - j'ai déjà fait des trucs originaux, juste, euh... pas dans un style réaliste.

Et un jour, un jour.

J'aurai une tablette graphique et je ne serai plus obligée de décalquer au pavé tactile.





Post-scriptum

Vous noterez que, bien que je veuille limiter mon utilisation de photos non libres de droit piquées, lorsque je me suis aperçu que les fictions sur Wattpad se voyaient mieux avec une couverture, je me suis tournée vers la facilité.

Pour dire : je ne suis pas un modèle. Je jongle entre des mauvaises habitudes prises à la découverte d'Internet ("c'est dans la recherche d'images Google donc ça appartient à tout le monde", "si la personne voulait protéger sa photo/son œuvre elle ne l'aurait pas mise sur le web", "tu devrais être content que ta BD ait été partagée sur 9gag sans te citer au moins les gens l'aiment", ce genre de réflexions) et le désir de faire les choses correctement.

J'avais simplement envie de mettre à plat à l'écrit ce que je crois être un compromis raisonnable et des questionnements dont d'autres gens plus informés - et pt'être même la loi ou la jurisprudence - ont sûrement déjà les réponses.

Cet article n'est, en tout cas, aucunement un sale teasing.

Commentaires