L'abus de nuance nuit-il au sens ?

Je me souviens d'un nano-scandale qui a fait un micro-remous quelque part dans la sphère littéraire il y a quelques temps (voire années) et dont je n'ai perçu que la dernière vaguelette, ayant pris connaissance de l'affaire après tout le monde et sa voisine.

Une autrice reconnue pour sa capacité à écrire des phrases qui racontent des histoires ayant du sens avait décrit un de ses personnages de la façon suivante :

"Elle était grosse mais gentille."

Comme je suis arrivée après tout le monde et sa voisine, je n'ai pas trop osé la ramener pour lier cette affaire à une de mes marottes stylistiques. Cet article existe parce que j'ai changé d'idée, finalement je me la ramène. Mon avis, donc, sur l'affaire, c'est que ce "mais", c'est un "mais" qui aurait dû être un "et".

Il faisait beau et chaud

"Elle était grosse mais gentille" implique que "être gentille" vient en contradiction avec "être grosse", l'objet du mécontentement des gens ayant remué le remous. "Elle était grosse et gentille" n'a pas cette implication.

Alors pourquoi, s'étant relu, préférer la conjonction de coordination "mais" à la conjonction de coordination "et", faisant pourtant économiser deux lettres à l'imprimeur ?

Je pense, sans en être certaine, qu'un écrivain qui choisit d'utiliser "mais" là où "et" aurait eu sa place le fait par recherche d'une formulation intéressante.

Écrire, c'est raconter et se la raconter. L'hubris de l'acte d'écrire est si grand que, pour conjurer le sort, on doute de soi à tous les coins de page. Impossible d'écrire une phrase aussi premier degré que "Il faisait beau et chaud", c'est ridicule : je n'ai pas commis le péché d'écrire pour me contenter d'un niais "Il faisait beau et chaud." 

"Il faisait beau mais chaud", en revanche, commence à raconter une histoire. Ça y est, il y a du conflit : il fait beau, mais si seulement il ne faisait pas aussi chaud. Mon narrateur aime le soleil mais pas la chaleur, voilà un début de caractérisation qui pointe son nez. Et tout ça ne m'a coûté que deux caractères !

"Et" écrit une liste de courses ; "Mais" écrit une liste de plaintes. Ou, au contraire, une liste de circonstances atténuantes, si le premier élément de la phrase était défavorisant.


Il était pauvre mais honnête

Elle était snob mais brillante ; elle était en retard mais navrée ; elle était grossière mais bienveillante. Elle était grosse mais gentille.

Attendez, quoi ? Là où le bât a blessé c'est qu'on avait plus ou moins décidé collectivement d'arrêter de considérer le surpoids et l'obésité comme des fautes morales ou des défauts de caractère. "Elle était grosse mais gentille" rappelle "Il était pauvre mais honnête", qui s'entend soit comme "Il était pauvre mais, contrairement aux autres pauvres, honnête", soit comme "Il était pauvre mais son honnêteté rattrape un peu." L'absence surprenante d'un autre trait, ou la présence d'une qualité qui sauve le défaut.

Il me semble que l'autrice a juré qu'elle n'avait jamais rien sous-entendu de la sorte. Qu'il se trouve que son personnage est une femme, grosse, gentille, et qu'on va trop loin avec nos conjonctions de coordination. Donc, non, aucune volonté d'écrire l'embonpoint comme un défaut, ou de dénoncer les gens qui pensent l'embonpoint comme un défaut.

Alors pourquoi ne pas dire "et" ? Parce que "et", c'est barbant, c'est une liste de courses. Mais quand, sur une phrase contenue dans un paragraphe, un chapitre, un roman, la somme de ce que nous avons à dire ne dépasse pas l'intérêt de la liste de courses, pourquoi ne pas, momentanément, l'assumer ? Si la phrase "Il faisait beau et chaud" plombe mon paragraphe, mon chapitre et mon roman tant que ça, la transformer en "Il faisait beau mais chaud" sans assumer le surcroît de sens qu'apporte ce "mais" ne va pas régler mon problème.


Il faisait ça mais en fait non

Je vais sortir du cas de cette petite phrase pour râler sur un sujet tout aussi futile qui me paraît concomitant. Ça fait plusieurs fois que je tombe sur des enchaînements de phrases construits de cette manière :

Oui, mais en fait non, mais en fait si, mais en fait non, mais en fait si, mais en fait non.

Ou bien :

Non, mais en fait oui, mais en fait non, mais en fait si, mais en fait non, mais en fait si. 

À la recherche de nuance et de complexité, ces enchaînements semblent penser que l'histoire sera plus intéressante si la narration se contredit tout le temps. "Il attaqua par la droite, mais je l'avais vu venir ; pourtant, je fus incapable de parer le coup. Cela dit, son poing arriva dans ma figure avec moins de force que prévu. Je ricanai, mais ma mâchoire me fit mal : finalement, il ne m'avait pas raté."

Oui, mais en fait non, mais en fait oui, mais en fait non, mais en fait oui... Mon opinion est qu'un paragraphe qui fait un truc comme ça essaie tellement d'être nuancé, ou cool, ou sarcastique, ou second degré, qu'il oublie de nous informer sur l'action, sur le premier degré, sur ce qui est effectivement en train de se passer. Quand ce n'est pas le parti pris littéraire, eh beh, ça casse.


Mais où est donc Ornicar

Je ne suis pas meilleure que tout le monde et sa voisine ; je fais aussi ce truc-là.

J'ajoute du sens et des contradictions dans mes phrases et mes paragraphes en utilisant "Mais", "Pourtant" ou "Néanmoins" à la place de "Et" parce que j'ai peur que "Et" soit chiant et que mes lecteurices me détestent.

On pourrait se demander si la langue française est d'accord avec nous là-dessus. Nous a-t-elle donné plus d'outils pour la contradiction, équivalant à "mais", ou pour la simple juxtaposition d'idées, équivalant à "et" ? Reprenons la liste dans son ordre rigolo qu'on nous a inculqué pour mieux nous le faire retenir :

Mais, ou, et, donc, or, ni, car.

Elle était grosse mais gentille.

Celle-là, on en a parlé tout l'article : il semblerait d'après la narration qu'être gentille soit surprenant quand on est grosse, ou compense la faute d'être grosse (encore que l'inverse s'envisage, sarcastiquement : Elle était grosse mais gentille dans le sens où sa qualité est d'être grosse et son défaut d'être gentille.) 

Elle était grosse ou gentille.

Celle-là est vraiment étrange - comment la comprendre ? Que la gentillesse projette une impression d'embonpoint et que l'embonpoint projette une impression de gentillesse, de sorte que le narrateur ne peut pas nous dire si elle était grosse ou gentille, mais qu'il sait qu'elle était l'un des deux ? En tout cas, ça en fait une phrase intéressante. Ce qui ne veut pas dire qu'on devrait utiliser "ou" en "réparation d'urgence" pour un "et" qui nous paraît ennuyeux, si on n'est pas prêt à assumer le surcroît de sens qui vient avec !

À noter que, de façon intéressante, la phrase interrogative "Était-elle grosse ou gentille ?" inspire à peu près les mêmes sentiments de déception envers l'humanité que la phrase affirmative "Elle était grosse mais gentille". (Ce "ou" n'étant généralement pas, en français courant, un "ou" de mathématicien qui exprime le "et/ou".)

Elle était grosse et gentille.

C'est une liste de courses : grosse ? check. gentille ? check. C'est inoffensif ; on enchaîne.

Elle était grosse donc gentille.

Cette phrase exprime un lien fort de causalité. Grosse implique gentille. Comme tout stéréotype censément positif, le premier sentiment qu'il inspire est la confusion, très différente de la déception envers l'humanité. Ce qui peut être intéressant : cette phrase a le mérite de dire quelque chose ; quant à savoir s'il y a un roman quelque part dans l'espace potentiel des romans où elle a sa place...

Elle était grosse or gentille.

Bizarrement, comme ça, avant de l'écrire, je pensais que "mais" et "or" étaient un peu interchangeables. En fait, après avoir posé ça sur l'écran, je me rends compte que pas du tout. Cette phrase très peu naturelle semble nous affirmer qu'il est étrange d'être grosse quand on est gentille.

Elle n'était ni grosse ni gentille.

"Ni" étant réservé au négatif, j'ai dû changer ma phrase. Que nous dit celle-ci ? Pas vraiment qu'elle était maigre et méchante. On dirait plutôt que le narrateur espérait qu'elle soit grosse et gentille et qu'elle a déçu ses attentes.

Elle était grosse car gentille.

Cette phrase exprime un lien fort de causalité. Gentille implique grosse. On remarquera que c'est une façon d'écrire une phrase contraire à "Elle était grosse donc gentille". On pourrait se poser la question : est-ce qu'il y a une différence de sens, une nuance, entre "Elle était grosse car gentille" et "Elle était gentille donc grosse" ? Là comme ça au débotté je n'en vois pas et je trouve ça fascinant.

Conclusion ?

Mais, c'est une nuance ou une contradiction. Ou, c'est un choix. Et, c'est une liste. Donc, c'est une conséquence. Or, c'est un contrargument. Ni, c'est une liste négative. Car, c'est une cause.

Si je dois faire des catégories là-dedans, je mettrais "mais" et "or" ensemble : ils relient des morceaux de phrase en suggérant qu'ils ne vont pas ensemble, qu'ils ne sont pas compatibles. Leurs contraires seraient "donc" et "car", qui relient des morceaux de phrase en suggérant qu'ils sont solidaires les uns des autres par des liens de causalité. Là-dedans, selon le contexte, "et", "ou" et "ni" sont beaucoup plus mous et légers en sens.


Pourriez-vous m'expliquer à quoi servait cet article

Ni plus ni moins à quelque chose que tout autre article sur les tics de langage ou les tics littéraires. Ainsi, selon votre opinion, cet article s'inscrit dans une tradition respectable de réflexion sur l'utilisation de la langue, ou bien il s'agit d'un gâchis d'espace de serveur qui n'aura aucune conséquence positive et risque de prendre le chou aux gens qui n'auraient pas le recul nécessaire pour l'ignorer.

Ou une autre réaction plus nuancée que ça. 

Pour finir et pour rigoler, voici le nombre de fois où les mots "mais", "ou", "et", "donc", "or", "ni" et "car" sont utilisés dans cet article, y compris ceux-là et ceux de la liste à puces ci-dessous :

  • Mais : 53 fois
  • Ou : 28 fois
  • Et : 56 fois
  • Donc : 11 fois
  • Or : 7 fois
  • Ni : 10 fois
  • Car : 7 fois.

Ça fait beaucoup là, non ? Nous ne sommes pas censés les voir ; nous ne sommes pas censés être hypersensibles à la présence des conjonctions de coordination dans nos phrases. Elles sont censées nous servir à préciser du sens sans devenir des sujets et sans faire tache. 

Je crois tout de même pertinent de garder en tête ce que sont ces précisions qu'elles apportent au sens de nos phrases. Pour ma part, quand j'utilise "mais", j'ai pris l'habitude de me demander si c'est un "et" qui essaie de se rendre plus intéressant qu'il ne l'est, ou si j'ai vraiment besoin d'une nuance/d'une contradiction à ce passage du paragraphe.

C'est tout pour moi.

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